Mondialisation


Les articles sont publiés en fonction de la date de leur parution dans la presse
Vous trouverez ici:
1/La contribution du Pr. Chitour (Ecole polytechnique Alger)
2/Une interview de M. Barnier, ancien ministre français de l'Agriculture, commissaire européen au marché intérieur et aux services
3/Interview de J.L Guigou délégué général de l'IPEMED
_____________


Mondialisation et financiarisation de l'économie

par le professeur Chitour , professeur à polytechnique (Alger) et ancien ministre de l'enseignement supérieur

Un ouvrage remarquable de l’économiste Georges Corm, ancien ministre libanais de l’Economie, nous donne l’opportunité de le présenter et ce faisant, revenir sur cette mondialisation que l’on nous présente comme inéluctable et sur la financiarisation de l’économie. Nous allons examiner comment l’Occident veut, à travers le libéralisme sauvage, imposer une vision du monde qui fragilise les sociétés et les laisse en proie à l’errance.(1)
Fethi Gherbi explique les fondements du néolibéralisme, écoutons-le: «Après le démantèlement de l’empire soviétique, le dernier des empires européens, il s’attelle fiévreusement à mettre la main sur le reste du globe, à imposer sa globalisation. (...)

L’État Providence est mort de sa belle mort. Tous les acquis que les travailleurs ont arrachés aux démocraties libérales grâce à leur lutte et à la pression qu’exerçait le camp socialiste sur le «monde libre», se réduisent comme une peau de chagrin. (...) Empires disloqués, nations éclatées, voilà l’orientation que le néolibéralisme veut imposer au sens de l’histoire. Le capital a horreur des frontières comme il a horreur des solidarités.»(2)




Néolibéralisme

«Le mouvement, rendu possible explique Pierre Bourdieu par la politique de déréglementation financière, vise à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur: nation, dont la marge de manoeuvre ne cesse de décroître. (...) Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les «plans sociaux» à répétition. Pour lui, le libéralisme est à voir comme un programme de «destruction des structures collectives». Le néolibéralisme vise à la ruine des instances collectives construites de longue date par exemple, les syndicats, les formes politiques, mais aussi et surtout la culture en ce qu’elle a de plus structurant et de ce que nous pensions être pérennes.»(3)

Pour sa part, Dany-Robert Dufour tente de montrer que, bien loin d’être sortis de la religion, nous sommes tombés sous l’emprise d’une nouvelle religion conquérante, le Marché ou le money-théïsme.

Il tente de rendre explicites les dix commandements implicites de cette nouvelle religion, beaucoup moins interdictrice qu’incitatrice - ce qui produit de puissants effets de désymbolisation, comme l’atteste le troisième commandement: «Ne pensez pas, dépensez!». «Destructeur de l’être-ensemble et de l’être-soi, écrit Dany Robert Dufour, il nous conduit à vivre dans une Cité perverse. Egotisme, contestation de toute loi, acceptation du darwinisme social, instrumentalisation de l’autre: notre monde est devenu sadique.»(4)

Une autre conséquence de cette mondialisation débridée est la financiarisation de l’économie, en clair, la spéculation est à l’honneur, elle est de loin préférée à l’économie réelle, celle issue du travail.

Une fine observatrice des mutations et de la mondialisation, Susan Georges, interviewée par Rue 89 à propos de cette débâcle, déclare: «(...) En 2009, Le monde était alors à un cheveu de la catastrophe. Le G20 a parlé des paradis fiscaux, de l’emprise des marchés financiers, de l’emploi, de l’environnement, etc. Et puis une fois que les banques ont été sauvées, tout cela a complètement disparu. Le G20 et le G8 bricolent des solutions pour sauver les banques une deuxième fois. Et puis rien.

Pourquoi cette résignation? Les gens pensent peut-être que leurs dirigeants sont en train de sauver la Grèce ou l’Espagne. C’est complètement faux, ils sont en train de sauver les banques qui ont acheté de la dette grecque ou de la dette espagnole... Il ne s’agit pas de faire quoi que ce soit pour les peuples. Non seulement on sauve les banques une seconde fois, mais qui le fait? Ce sont les peuples, par l’amputation de leur retraite, la baisse de leur salaire, la mise à pied de fonctionnaires.»(5)

Interrogée sur le changement elle déclare:

«Apprendre. Il faut commencer par apprendre. Aujourd’hui, la politique est devenue bien plus compliquée. (..) Quand on disait «Arrêtez l’apartheid», on n’avait pas besoin d’un long discours. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Si on ne sait pas comment ça se passe, ce qui est voté, à quel moment, on ne peut agir. Donc il faut apprendre, aider d’autres à apprendre, organiser, faire des alliances. Et communiquer.

Nous travaillons sur une autre approche: «Pour changer la banque, changez de banque.» (...)Pour un pouvoir politique, la première décision à prendre est de prendre le contrôle des marchés financiers, des banques. Ça crève les yeux. Ils font la pluie et le beau temps: il faut les mettre sous tutelle. Le G20 est illégitime. Il ne représente que les grands joueurs du système. Où est le G172?»(5)

Cette financiarisation fait des heureux: Les traders. On apprend que le montant moyen des 100 premiers bonus atteint 1,65 million d’euros. Les bonus versés par les banques françaises se sont élevés à près de trois milliards d’euros en 2010, 8200 «professionnels des marchés» se sont vu attribuer 2 milliards d’euros. Des montants qui étonnent. Lesquels font le parallèle avec les rémunérations moyennes et médianes des dirigeants du Cac 40, proches de 2,5 millions d’euros.

L’industrie publicitaire

Nous retrouvons la même «indignation» que celle de Susan Georges chez Stéphane Hessel, auteur du minilivre et best-seller titré «Indignez-vous!», qui évoque la gauche, un XXIe siècle qui a mal débuté, et...l’indispensable indignation. «Il y a toujours eu des raisons de s’indigner, mais ce besoin est plus fort aujourd’hui. La première décennie du XXIe siècle a mal tourné. La dernière décennie du XXe siècle, elle, avait été une période faste, entre la chute du mur de Berlin et la mise en place par les Nations unies des Objectifs du millénaire pour le développement. Il y a eu des grandes conférences: Rio sur l’environnement, Pékin sur les femmes, Vienne sur les droits de l’homme et le droit au développement, Copenhague sur l’intégration sociale...Ces conférences disaient: il y a des choses à faire!

Et puis, en 2001, après la chute des tours, on a vécu le rejet de ces initiatives. Ce fut la guerre en Afghanistan, la guerre en Irak. Aux Etats-Unis, c’est la décennie de George Bush. Tout cela justifie que quand l’on reçoit en pleine figure un petit livre de 25 pages qui dit: «Faut s’indigner, faut résister, y en a marre!», cela a cet étonnant effet. Il y a une nuance importante. Le «révoltez-vous» de Sartre rappelle la Révolution d’Octobre, peut-être aussi Mai 68, des moments forts, importants, mais qui n’ont pas donné lieu à un vrai changement en termes de justice et de démocratie.

La dignité est un terme intéressant. Il figure dans l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme [dont Hessel était l’un des rédacteurs, Ndlr]: «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits.» La dignité, plus que la révolte, est quelque chose qui marque l’individu humain. Le citoyen est fier de sa dignité d’homme et quand elle lui semble attaquée, il est normal qu’il s’indigne. (...) Il y a énormément de choses à faire, et elles sont à portée de main de chacun. Il faut, par exemple, lutter contre une économie entièrement dominée par le profit, et on peut le faire en s’engageant par exemple dans l’économie sociale et solidaire. (...) Il faut écouter les gens, savoir ce qui les indigne, comprendre sur quoi on peut travailler avec eux, et non pas leur dire, comme le font les idéologues: voilà ce que tu dois faire.»(6)


Justement, l’ouvrage de Georges Corm fait le procès de la mondialisation comme étant le fossoyeur des solidarités qui rentraient dans les prérogatives de l’Etat-Nation.

Pour Bernard Gensane, l’ouvrage de Georges Corm est très utile de par sa remarquable dénonciation d’un néolibéralisme qui a réussi à faire dépérir l’État et ses fonctions de protection de la société.

Bien au contraire. «La crise a été presque exclusivement traitée comme un problème de techniques et de pratiques bancaires et financières à réformer ou mieux contrôler.» «Éclipsant totalement le personnel politique qui leur a donné les clés d’un pouvoir non démocratique, les gouverneurs des banques centrales sont devenus des personnages «hors du commun». (...) Le capitalisme financier est un monde sans foi ni loi, sans perspectives (hormis le profit à court terme), sans démarche programmatique. L’absence de contre-pouvoir politique à sa folle marche en avant, produit régulièrement des catastrophes (..) Dans le monde du capitalisme financier, «les questions essentielles ne sont plus débattues». La gestion de la réduction des émissions de gaz à effet de serre a été confiée à ceux qui polluent. Plus aucun responsable n’est inquiété.

Madoff est condamné pour la galerie, mais pas Goldman-Sachs ni Alan Greenspan, responsable institutionnel de la spéculation boursière. Dans cette jungle, disparaissent le sens du bien public, le respect de l’État («L’État n’est pas la solution, c’est le problème», disait Reagan). Son rôle même de producteur de richesses (éducation, formation professionnelle, santé, infrastructures, salaires des fonctionnaires dépensés en achat de biens produits par le secteur privé) n’est plus reconnu.

Ce recul de l’État a favorisé, jusque dans les pays de tradition jacobine, une fragmentation de la société sous l’effet du multiculturalisme à l’anglo-saxonne. Celui-ci tend, rappelle l’auteur, «à transformer les villes en ghettos urbains ethniques ou religieux et à réorganiser les quartiers suivant les niveaux de fortune». Par ailleurs, le recul de l’État a permis un véritable inceste entre le monde des affaires et celui de la politique (Berlusconi, Hariri, Dick Cheney, les oligarches russes).»(7)

Dans une interview réalisée par Pascal Boniface, Gorges Corm explicite le fil conducteur de son ouvrage. Ecoutons-le: «Le nouveau mode de fonctionnement du monde est constitué d’un pouvoir qui est mondialisé au sens où si l’on ne se plie pas à ses règles on est ostracisé ou combattu avec virulence et d’une économie qui est globalisée, c’est-à-dire ouverte à tous vents.

Dans ce contexte, peut s’exercer ce que l’on appelle la dictature des marchés, c’est-à-dire celle des grands spéculateurs financiers, celle des agences de notation et des principaux médias économiques. (...) Il y a une formidable concentration de pouvoir politique, financier et économique, mais aussi médiatique, aux mains de quelques dirigeants politiques ou économiques et directeurs d’agences de financement et de fonds de placements et de banques. (...)

L’ «industrie publicitaire» est le bras armé de ce système qui nous emprisonne. Il coûte 400 milliards!! de dollars par an qui sont payés par les victimes du système, c’est-à-dire les consommateurs.

Vous imaginez ce qui pourrait être accompli avec cette somme dans le domaine des protections sociales qui se réduisent partout comme une peau de chagrin sous l’effet de l’idéologie néolibérale. (...)»(8)


L’un des arguments répété ad nauseam est la sécurité. Georges Corm écrit:

«Rien n’a été plus propice au démantèlement de l’Etat de droit et de «providence» sociale que la grande peur suscitée par les questions sécuritaires dans un contexte idéologique largement préparé par l’idéologie du choc des civilisations, popularisée par le livre de Samuel Huntington qui ne fait que reprendre des thèmes éculés sur les risques de «déclin de l’Occident» face à l’Orient. Au thème de la subversion communiste a succédé celui du danger de «l’islamo-fascisme» dont George Bush fils avait fait son leitmotiv quasi quotidien. (...)

Du côté de l’Orient musulman, la montée du fondamentalisme a résulté de plusieurs facteurs, dont l’instrumentalisation des trois monothéismes au cours de la Guerre froide pour lutter contre l’extension du communisme, mais aussi la perpétuation de l’hégémonie américaine et les occupations militaires qu’elle a entreprises en Irak et en Afghanistan, sans parler du comportement israélien dans les territoires palestiniens occupés et l’appui que reçoit Israël des Etats-Unis et des gouvernements européens.»(8)

Totalitarisme

«Il en a assez, Georges Corm! écrit Robert Solé. Assez d’entendre parler des exigences de la mondialisation. (...) Dans ce système, il ne voit que des sociétés déstructurées, des familles éclatées par des mouvements migratoires, des crispations identitaires mortifères, des Etats progressivement dépossédés de leurs compétences...On a jeté aux orties, selon lui, toutes les bases de l’éthique héritées de la Renaissance et des Lumières. Un totalitarisme de la pensée a été remplacé par un autre, écrit Georges Corm. Le système ne peut être critiqué qu’à la marge. Faire la révolution? L’économiste libanais a passé l’âge des barricades. Il prône une «dé-mondialisation progressive» qui permettrait de «défaire les mécanismes les plus nocifs», mettre un terme aux absurdités économiques et sociales du système actuel et y «ramener de la raison et de l’éthique». Ses espoirs se tournent pourtant du côté des Etats-Unis: parmi les facteurs possibles de changement, il parie sur «un déclin continu de la puissance économique américaine». On ne sait si c’est d’abord une prédiction ou un souhait.»(9)

D’où viendrait le salut? Corm analyse «les forces du changement». Au premier rang desquelles il situe le Forum social mondial, héritier des utopies planétaires de société universelle, juste et équitable. (...)

 En conclusion, Corm estime que l’on ne saurait faire l’impasse, malgré ses limites, sur l’État-Nation qui «exprime le désir d’une collectivité humaine d’être maîtresse de son destin par des mécanismes de représentation de ses membres et le contrôle des actes de ses dirigeants élus afin d’assurer la conformité de l’intérêt de la collectivité avec ceux de tous ses membres».(7)


Il rejoint, ce faisant, les écrits prophétiques de Bourdieu que nous avons cités plus haut. Il nous faut nous indigner car la mondialisation n’est, en définitive, pas autre chose que la dissolution des souverainetés-notamment les plus fragiles-par la marchéisation de tout, alors démondialiser selon le mot de Corm c’est repolitiser. L’Etat retrouvera alors sa légitimité.

lexpressiondz.com
________
POLITIQUE - L'ancien ministre de l'Agriculture a répondu aux questions de «20 Minutes»...

Michel Barnier, ancien ministre français de l'Agriculture, est commissaire européen au marché intérieur et aux services. A l'occasion de la journée de l'Europe, il revient sur les 12 chantiers pour développer le marché unique qu'il a proposé le mois dernier, parmi lesquels la régulation financière.

Qu’est-ce que le marché unique européen?

C’est l’espace commun de vie économique et sociale. Ce sont 500millions de citoyens et 22millions d’entreprises dont l’essentiel sont des petites entreprises. Chaque pays européen y exporte 60% de ses marchandises et services.

Vous avez proposé 12 leviers pour le relancer. Pourquoi?

Il y a dans le marché unique entre 2 et 4% de croissance supplémentaire possible à notre portée, si ça fonctionnait mieux. Ces 12 leviers, qui seront soumis aux votes du Parlement et du Conseil européen, comprennent des mesures qui renforcent la compétitivité, mais aussi des mesures qui tissent du lien social. Je pense par exemple aux grandes infrastructures: transport, énergie, télécommunications.

Sur quoi travaillez-vous?

Nous allons créer un brevet européen pour protéger les inventions, ou développer le marché unique numérique. Nous allons renforcer la cohésion sociale, sans laquelle il n'y a pas de performance économique durable, en s'assurant que les droits des travailleurs sont mieux protégés. Nous allons aider les PME en réduisant les complexités auxquelles elles font face. Nous créons aussi un nouveau modèle financier plus solide, plus stable, plus sain, pour éviter une nouvelle crise. Nous venons de créer il y a quelques mois des autorités de régulation qui surveillent les banques, , les assurances et les marchés, à l'échelle de l'Europe .

Où en est-on sur les bonus, qui continuent de choquer l'opinion?

Pour la première fois, cette année, des lois encadrent les bonus des banquiers. L'Europe est la seule région du monde à faire cela. Je vais déjà vérifier si ce premier encadrement a été bien appliqué, ce qui n’est pas sûr. Mais je veux aller plus loin car je considère que certaines rémunérations ou bonus sont injustifiables quand 10% des Européens sont au chômage.

En avez-vous vraiment les moyens?

J’ai les moyens de proposer et d’ouvrir le débat.
Pour beaucoup, l’Europe reste synonyme de maux… C'est exact. Je reconnais que ces 15 dernières années, on est allé trop loin dans certaines dérives du libéralisme. il faut que les gens sachent que nous avons tiré les leçons de la crise. L’Europe qui protège commence à s’organiser. Mais beaucoup d’hommes politiques, de droite ou de gauche, transforment Bruxelles en bouc émissaire de leurs insuffisances. C’est un peu facile.

L’Europe politique, elle, ne voit toujours pas le jour… Si on veut se protéger, si on veut être une puissance mondiale, il faut être ensemble. L’Europe politique n’est plus une option. C’est une nécessité, sinon chaque Européen sera sous influence américaine et chinoise.

N’est-il pas trop tard?

Il est tard, mais pas trop tard. Je pense que nous avons 4 ou 5 ans, pas plus, pour choisir le chemin. Le choix n’est pas entre la France et L’Europe. Elles vont ensembles. Il est entre une Europe indépendante et une Europe sous traitante et sous influence.

Propos recueillis par Anthony Nataf
http://www.20minutes.fr/article/720167/michel-barnier-on-alle-trop-loin-certaines-derives-liberalisme

__________________________________________________

Jean-Louis Guigou, délégué général de l'IPEMED: «En dix ans, l'Afrique du Nord peut devenir la Ruhr de l'Europe»
par Ferhat Yazid
Dans la mondialisation l'avenir appartient aux ensembles régionaux de plus d'un milliard d'habitants. C'est pourquoi l'Europe et la Méditerranée doivent avancer vite. Repenser l'UPM qui a conclu des projets avec des dictateurs qui ne sont plus les projets prioritaires de l'heure. Sorti Israël de cet ensemble, contre compensation, est à envisager.
Les idées de Jean-Louis Guigou à la tête de l'IPEMED sont claires. Tonitruantes. Entretien.

Le projet de l'Union pour la Méditerranée (UPM), basé sur des projets de coopération économique a-t-il des chances de se concrétiser, selon la nouvelle donne des exécutifs islamistes au Sud et crise financière au Nord ?
Effectivement, entre les révolutions au Sud et la crise financière au Nord, le projet d'Union pour la Méditerranée doit être totalement repensé, au niveau de son cadre et de son contenu. Le cadre institutionnel, mis en place le 14 juillet 2008 n'est plus opérationnel. D'une part parce que le conflit israélo-palestinien envenime les relations entre l'Europe et les pays arabes et d'autre part parce que la co-Présidence Sarkozy/Moubarak ne fonctionne plus et ne peut pas être renouvelée. Donc il faudra faire preuve d'imagination sur le plan institutionnel. Une solution consisterait à donner une influence plus grande à la Ligue arabe. Pourquoi ne pas imaginer la création d'une Communauté, co-présidée par la représentante de la haute autorité de la Commission européenne, Catherine Asthon et par M. Nabil El-Arabi, président de la Ligue arabe et qui réunirait l'ensemble des pays euro-méditerranéens, à l'exception d'Israël. En l'état actuel, il est clair en effet que l'idée d'associer les pays arabes et Israël conduit à l'échec, sur le plan Institutionnel. Pour dédommager Israël exclu de cette union, l'Europe pourrait lui proposer un statut avancé ou une coopération renforcée. Le contenu doit aussi être radicalement repensé, car les sept projets décidés le 14 juillet 2008, avec des dictateurs et des gouvernements autoritaires, ne constituent en rien les priorités des nouveaux gouvernements islamistes.

Quelle place aura l'énergie dans la construction d'une union de la Méditerranée notamment avec les projets Desertec et Plan solaire méditerranéen ?
L'énergie doit avoir une place centrale pour construire l'Union méditerranéenne. L'énergie, pour une société, c'est comme le sang dans le corps humain. En 1951, les pères de l'Europe ont imaginé un seul projet pour rapprocher la France et l'Allemagne, c'est le projet de la Communauté européenne du charbon et de l'acier. Ayant mis en commun leur source d'énergie, la France et l'Allemagne ont décidé de s'unir par le traité de Rome en 1957. Si la France et l'Algérie lançaient cette idée d'une mise en commun de la production de la distribution et de la commercialisation de l'électricité et des énergies renouvelables, l'histoire pourrait changer en profondeur. L'Algérie a tout à gagner dans cette communauté, y gagner des emplois par les transferts de technologies, y gagner une place géopolitique exceptionnelle avec le pétrole, le gaz et le solaire. A ce sujet, et dans une perspective à long terme, on peut imaginer que le pétrole et le gaz s'épuisent, mais aussi le charbon, l'uranium et le nucléaire. Une seule source d'énergie est garantie, au delà de l'éolien qui est marginal, c'est le solaire qui prévaudra. Donc sur le long terme, il faut miser sur l'énergie solaire, qui, en six heures, produit ce que la planète consomme en une année. Au niveau des technologies, nous en sommes qu'au début. Les innovations vont être révolutionnaires. Mais d'une façon générale le Maghreb a tout à fait intérêt à se lancer avec les technologies européennes dans cette grande aventure des énergies renouvelables en créant une Communauté euro-méditerranéenne de l'énergie (CEME). L'Algérie et les pays du Maghreb doivent imposer des transferts de technologies chez eux, imposer l'industrialisation chez eux. En l'espace d'une décennie, l'Afrique du Nord pourrait attirer les industries manufacturières en grand nombre et devenir la Ruhr de l'Europe.

Vous prônez la «régionalisation de la mondialisation». Pourriez-vous nous expliquer ce concept et sa portée stratégique pour les pays de la Méditerranée ?
Depuis la fin des conflits Est/Ouest qui opposaient le «bloc capitaliste» au «bloc communiste», et devant l'échec de la mise en place d'une régulation mondiale (Doha, Copenhague, Durban), le monde multipolaire s'organise en grands ensembles régionaux (l'ALENA - le MERCOSUR en Amérique, l'ASEAN en Asie). C'est la régionalisation de la mondialisation. Ces grands ensembles régionaux associent des régions du Nord et des régions du Sud et valorisent la proximité, la complémentarité et la solidarité. Souvent, ces grands ensembles régionaux se dotent de règles communes. Ils mettent en place des régulations régionales (sur les migrations, les brevets, la sécurisation des investissements
). Les pays d'Europe ont bien avancé leur intégration régionale (6 9 15 -27 pays) et cependant ils ont négligé, jusqu'à présent, d'intégrer leur Sud. Or à l'évidence, l'avenir de l'Europe c'est la Méditerranée et réciproquement : Tout ce qui manque à l'Europe, la jeunesse, les marchés, la croissance, l'énergie, nous le trouvons à mille km au Sud et tout ce qui manque aux pays du Sud, la gouvernance, les brevets, l'ancrage à un ensemble commun, ils le trouvent au Nord.
Comment se présente actuellement la régionalisation de la mondialisation en Méditerranée ?
Ce phénomène est à l'œuvre et s'observe par l'intensité des échanges commerciaux à l'intérieur du «quartier d'orange». L'Europe réalise 2/3 de ses échanges commerciaux dans l'UE. Si on y ajoute les échanges avec les pays arabes et les pays africains sub-sahariens, on arrive à plus des 3/4 de notre commerce international qui se situe dans cette région Europe-Méditerranée-Afrique. Il est également perceptible par le découpage régional des grandes entreprises mondiales qui adoptent de plus en plus cette division en fuseau horaire Nord/Sud (KPMG, Renault,
) ; l'organisation des hubs, aéronautiques et bancaires comme celui de Casablanca, qui est une manifestation de cette intégration régionale Europe-Méditerranée-Afrique et enfin l'emploi du temps des dirigeants politiques : Obama dans le Pacifique, les dirigeants chinois, Nicolas Sarkozy en Europe, montrent qu'ils consacrent plus de temps à construire leur région voisine (UE, APEC, ASEAN) qu'à parader dans les G8 ou G20 qui leur paraissent moins efficaces. Les grands ensembles régionaux qui vont gagner, dans la compétition mondiale, sont ceux qui inventeront des relations Nord-Sud originales, fondées sur le partage de la valeur ajoutée, sur la parité des décisions, sur la reconnaissance des différences et sur la responsabilité économique et sociale des entreprises. Demain, seuls les grands ensembles qui pèseront un milliard de citoyens pourront se positionner dans la compétition mondiale. Dans un plus long terme, l'ensemble constitué par l'Europe-la Méditerranée -l'Afrique pourrait peser 3 milliards d'individus, soit le tiers de la population mondiale en 2040. En somme, au delà des grandes difficultés passagères (crise au Nord, révolution au Sud), le rapprochement des rives de la Méditerranée est à l'œuvre, poussé par l'économie.